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Philippe Moati (ObSoCo) : « Le champ de la relation doit se déplacer de l’avoir vers l’être »
24/05/2018Pour Philippe Moati, cofondateur de l’Observatoire Société et Consommation (ObSoCo), il y a aujourd’hui un décalage entre des consommateurs attentifs à la qualité de leur expérience de consommation et l’offre des grandes entreprises, qui cherchent avant tout à écouler des produits. « Convaincre les gens de continuer à acheter toujours plus commence à buter sur des limites. » Interview.
Vous avez publié en début d’année le 4e Observatoire des consommations émergentes. 77 % des Français y déclarent privilégier l’usage à la possession. Pourtant dans les faits, la propriété reste, de loin, le modèle dominant…
Philippe Moati : L’aspiration des Français à consommer différemment est néanmoins bien réelle ! Il y a une maturation des consommateurs qui comprennent que ce qui est important, c’est de pouvoir jouir des biens. Ils perçoivent que la propriété n’est qu’une des modalités possibles pour bénéficier des effets utiles de ces biens.
Ces dernières années, notamment avec la consommation collaborative, des alternatives à la propriété ont été développées, pour se déplacer par exemple. Elles ont montré que renoncer à la propriété permettait, dans certains cas, d’obtenir des solutions soit plus efficaces, soit moins coûteuses. Je pense en particulier aux jeunes qui peuvent voir dans la propriété une forme de rigidité : elle ralentit la capacité de zapping d’une consommation à une autre. Les formats alternatifs, reposant sur des systèmes d’abonnement, de location ou encore de partage, sont plus souples et s’adaptent mieux à des besoins qui peuvent être évolutifs.
Mais pourquoi ces attentes ne trouvent-elles pas plus de traductions concrètes dans l’offre des grandes marques ?
Elles en trouvent en dehors du système marchand. 4 Français sur 10, par exemple, quel que soit leur revenu, se livrent au « glanage » : ils récupèrent des objets déposés dans la rue, avant le passage du service des encombrants. 8 Français sur 10 sont aussi adeptes du « fait maison ». Plutôt qu’acheter, ils prennent plaisir à cultiver leur potager, à faire des confitures, à pratiquer la couture…
Mais du côté des grandes entreprises, les offres alternatives restent en effet encore timides. Certes, les entreprises ont pris conscience, pour la plupart, du lent épuisement du modèle actuel. Convaincre les gens de continuer à acheter toujours plus commence à buter sur des limites. On le voit clairement dans l’habillement, qui est un marché saturé et qui, malgré les efforts des marques, s’épuise. Il est tendanciellement en baisse depuis 2007. Mais dans ce secteur comme dans d’autres, les entreprises font preuve d’inertie et hésitent à bousculer les business models existants.
Les grandes entreprises n’arrivent pas à proposer des réponses réellement innovantes ?
Il est très difficile pour une entreprise qui est née avec un business model fondé sur la propriété de passer à autre chose. C’est un classique de la sociologie des organisations ! Et c’est aggravé par le fait que les business models alternatifs ne sont pas encore écrits. Il faut les découvrir, les expérimenter, sans être assuré de réussir. Ce sont d’ailleurs souvent des startups qui révèlent qu’il existe une possibilité alternative à la propriété. Elles n’ont pas à subir l’inertie des grands acteurs.
Nous sommes encore dans un modèle de consommation où l’objectif est d’écouler le maximum de produits. C’est le modèle de l’avoir. Toute la communication des marques s’est construite dessus : « Achetez ce produit, vous serez très content avec ». Mais l’accumulation d’objets trouve ses limites. Et quand les entreprises mettent vraiment le client comme point de départ de leur réflexion stratégique, ce qui est en train de se produire dans la plupart des organisations – c’est la fameuse orientation client –, elles prennent conscience que le produit n’est qu’un intermédiaire.
Sortir de ce modèle de « l’avoir » recréerait de l’intérêt chez les consommateurs ?
Pour les gens, acheter un bien n’est pas une finalité. Ce qui compte pour eux, c’est d’obtenir une solution à un problème et, d’une certaine façon, de se transformer eux-mêmes. Ils veulent révéler leurs capacités, leurs talents, leur personnalité, accroître leur possibilité d’agir, gagner en autonomie. C’est un nouvel horizon pour la consommation. Il faut réussir à passer de l’avoir à l’être. C’est encore très progressif, mais les marchés de consommation évoluent pour aider les gens à se réaliser, pour les aider à faire. Dans l’alimentaire, on vend désormais les ingrédients pour préparer une recette.
Une entreprise comme Leroy Merlin l’a bien compris. En interne, ils ne se voient pas comme des vendeurs de produits, mais comme des apporteurs de solutions. Ils accompagnent les clients tout au long de leur projet, de la conception jusqu’à la réalisation, que ce soit par des cours de bricolage, en vidéo ou en magasin, ou en proposant les services de Frizbiz, la startup de jobbing qu’ils ont rachetée. Récemment, Leroy Merlin a même lancé des espaces Techshop, des ateliers où les gens peuvent accéder à des machines professionnelles avec des techniciens pour les aider à s’en servir.
Dans le dernier baromètre de l’ObSoCo, 58 % des Français déclarent se méfier des grandes entreprises. Cette défiance n’est-elle pas aussi un frein pour adopter de nouvelles offres qu’elles proposeraient ?
Il y a effectivement un paradoxe à résoudre. Les consommateurs sont massivement en position de défiance à l’égard des grands acteurs de l’offre : ils ont le sentiment que leurs intérêts ne convergent pas avec les leurs et ceux de la société. Cela les incite à aller explorer des circuits parallèles. Mais si on veut vraiment changer d’échelle et de modèle de consommation, ces grands acteurs sont incontournables : ils offrent une forme de légitimité, que ce soit par leur assise économique et financière, ou par la notoriété de leur marque.
Il est donc essentiel pour les entreprises de travailler sur le thème de la confiance. Elle est au cœur des business models de demain. Quand une entreprise passe à une logique servicielle, quand elle vend un usage, une solution, et non plus la propriété d’un bien, cela implique une relation plus intime entre le vendeur et l’acheteur. Le client doit révéler plus clairement la nature de son besoin et fournir plus d’informations sur lui-même. Cela passe aussi par une relation qui s’inscrit dans la durée, avec une forme de captivité. Le consommateur devient dépendant de celui qui lui apporte une solution. Restaurer la confiance est donc une des conditions pour aller plus loin dans la diffusion de ces marchés de solutions, par rapport aux marchés de biens.