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« La transformation servicielle permet de créer de la valeur dans une économie frugale »

15/04/2021

Après 25 ans chez Auchan, notamment comme directeur de l’offre puis des relations institutionnelles, Philippe Goetzmann a créé un cabinet de conseil dédié à l’accompagnement dans les nouveaux modèles de consommation. Rapporteur d’une étude sur l’économie servicielle pour la CCI de Paris Île-de-France, il en décrypte les enjeux pour Le Hub de La Poste.  

Philippe Goetzmann

Demain chez les retailers, les services pourraient-ils prendre le pas sur les produits ?

Philippe Goetzmann : Je ne pense pas que la question se pose ainsi. Il ne faut pas opposer produits et services, mais considérer que le produit est un élément du service. Je vais reprendre la terminologie de Philippe Moati, cofondateur de l’ObSoCo, l’Observatoire Société et Consommation : il parle des « effets utiles ». Les consommateurs ne rêvent pas de s’acheter une machine à laver, ils veulent du linge propre. Un produit génère des effets utiles dans le sens où il contribue à résoudre un problème ou à maximiser un plaisir.

Ce qui évolue, c’est qu’auparavant, il fallait quasiment toujours acheter un produit neuf pour obtenir la satisfaction d’un besoin. Aujourd’hui, de nouvelles logiques émergent, notamment d’abonnement et de location.

Vous utilisez le terme « rentail » pour décrire ce mouvement…

Ce terme « rentail », une hybridation entre retail et location mais aussi d’autres approches servicielles, vise à montrer qu’un autre modèle de consommation est possible, et même souhaitable, permettant une croissance frugale. Des barrières sont tombées chez les consommateurs. Il y a 25 ans, la location et l’achat de seconde main étaient connotés comme paupérisants. On louait ou on achetait d’occasion car on n’avait pas les moyens. C’était un marqueur social un peu négatif. Aujourd’hui, il est devenu plutôt positif. L’accumulation d’objets ne fait plus rêver une partie de la population. La grande consommation, l’économie de la possession, arrive à un niveau de saturation. La transformation servicielle permet de continuer à créer de la valeur en découplant croissance et captation de ressources.

Quelle illustration pourrait-on donner de la transformation servicielle ?

Je vais vous donner l’exemple d’un service que je n’ai pas trouvé sur le marché. Aujourd’hui, quand ils ont à installer un système de chauffage chez eux, les particuliers doivent devenir des experts de la question. Pompe à chaleur, chaudière à gaz, radiateurs à inertie, chaudière à granulés de bois, etc. La plupart des gens n’y comprennent rien et sont incompétents pour faire les bons choix. À mon échelle, tout ce que je veux, c’est qu’il fasse 20 degrés chez moi. Quelle entreprise proposera un jour un contrat « 20 degrés », prenant en charge le choix, l’installation et la maintenance du système de chauffage le mieux adapté ? Elle serait la plus compétente pour garantir la meilleure délivrance de l’effet utile.

Aucun modèle économique ne s’est encore imposé à grande échelle pour cette transformation servicielle. Quel pourrait être l’accélérateur ?

Ce qui devrait provoquer le changement d’échelle, c’est l’équation économique. L’évolution de l’économie repose sur les gains de productivité. Produire mieux et moins cher. Sauf que, depuis 15 ans, la productivité semble stagner. Et pour des raisons environnementales, cette logique du « produire plus » n’est pas tenable sur la durée.

Les gains de productivité se trouvent aujourd’hui chez le client. Les industriels et les enseignes ont fait tout ce qu’il fallait pour livrer, de façon extrêmement productive, des biens qui, une fois chez le consommateur, deviennent improductifs. Combien les Français ont-ils fabriqué de pain avec leur machine à pain ? Combien de kilomètres font-ils avec leur vélo d’appartement ? Combien de trous avec leur perceuse ? En moyenne, une perceuse est à peine utilisée 12 minutes par les Français qui en achètent une. Nous sommes entourés d’objets qui sont très peu productifs. Grâce au digital, il y a un gisement énorme pour améliorer la productivité de ces produits autour de nouveaux modèles de consommation. Avec autant de matières premières consommées et de main-d’œuvre, nous pouvons augmenter considérablement le nombre d’effets utiles. 

Quelles bonnes pratiques voyez-vous émerger ?

De nombreuses enseignes mènent des expérimentations, et testent notamment des systèmes de location. Ikea, Decathlon qui propose en Belgique un abonnement pour louer tous les matériels d’un magasin, Ligne Roset qui a lancé la location de meuble avec option d’achat, des enseignes de prêt-à-porter qui expérimentent des systèmes d’abonnement, etc. Il y a beaucoup de tentatives. Leroy Merlin permet pour certains magasins de venir utiliser des outils pour bricoler et réparer.

Mais l’un des principaux défis est de raisonner en écosystème. Pour un grand groupe, la transformation servicielle suppose de se lancer dans des activités qui ne sont pas son cœur de métier. Avec des freins liés au business model, à l’inertie des organisations… Pour avancer, il faut être en capacité de créer un écosystème serviciel et de s’inscrire dans des logiques de réseaux et d’alliances.

Des initiatives inspirantes existent. Début 2019, en Allemagne, Daimler et BMW ont mis un milliard d’euros sur la table pour développer ensemble un écosystème de services autour de la mobilité. Leur inquiétude était de devenir dépendant des systèmes de mobilité déployés par les Gafa. Ils ont donc cherché à développer leurs propres solutions, tout en restant concurrents sur la production de voitures.

Développer son propre écosystème permet de garder la maîtrise de la relation client…

La valeur se crée au contact du client. En France, pour assurer les livraisons, les acteurs de la grande distribution nouent des partenariats avec Deliveroo, UberEats, Glovo… Mais ils risquent de perdre la relation avec leurs clients. Monoprix a par exemple installé à Paris deux « dark stores », des magasins uniquement conçus pour préparer des commandes livrées par Amazon. Dans un récent article du Monde, le directeur de l’e-commerce alimentaire de Monoprix a reconnu que ce n’étaient plus ses clients, mais ceux d’Amazon…

Pourquoi les marques et les enseignes restent-elles immobiles face à ce péril ? 

Depuis l’après-guerre, la grande consommation cherche à acheminer des produits à des clients. Les entreprises de ce secteur se sont organisées autour de ces logiques de produits et de flux. On le voit jusque dans les définitions des fonctions dans la grande distribution : chef de rayon, chef de département, chef de produit, etc. Tout ou presque renvoie à la dimension produit et flux. Et pratiquement jamais au client et à ses attentes.  

À la différence des entreprises « digital native ». Sur le web, l’offre de produit s’organise en fonction du profil et du comportement du client. Il commande des crêpes, il se voit proposer du Nutella car c’est un produit qui se vend bien avec, indépendamment d’une logique de rayon.

Le magasin était considéré comme l’aboutissement de la chaîne logistique, avec un client qui venait s’y approvisionner. C’était la logique de la zone de chalandise. Mais aujourd’hui, cette zone de chalandise ne se définit plus par rapport au magasin mais par rapport au client, par rapport à l’endroit où il se trouve, ou plutôt à l’endroit où se trouve son smartphone ! Il peut passer commande près de chez lui ou à l’autre bout du monde. C’est la fin de la captivité du client. Ce phénomène impose lui aussi une logique servicielle. Le client va de moins en moins aller acheter au supermarché des petits pois et une côte de bœuf. De son point de vue, la question est : « J’ai faim, qu’est-ce que je mange à midi ? ». Et il a de nombreuses options à disposition : ouvrir son réfrigérateur, mais aussi se faire livrer un plat en 15 minutes avec Deliveroo, commander les ingrédients d’une recette s’il a envie de cuisiner, etc. Le client n’est plus captif de l’offre qui est autour de lui. Marques et enseignes doivent trouver comment repenser leur proposition de valeur par rapport au client et à l’effet utile qu’il attend.